Si l'ignorance est notre condition première, la vérité a à être recherchée.
Comment le dialogue, par l'examen dialectique, permet-il cela ?
Extrait :
CRITIAS. – J’irais même jusqu’à dire que c’est précisément à se connaître soi-même que consiste la sagesse, d’accord en cela avec l’auteur de l’inscription de Delphes. Je m’imagine que cette inscription a été placée au fronton comme un salut du dieu aux arrivants, au lieu du salut ordinaire "Réjouis-toi", comme si cette dernière formule n’était pas bonne et qu’on dût s’exhorter les uns les autres, non pas à se réjouir, mais à être sages. C’est ainsi que le dieu s’adresse à ceux qui entrent dans son temple, en des termes différents de ceux des hommes, et c’est ce que pensait, je crois, l’auteur de l’inscription à tout homme qui entre il dit en réalité : "Sois sage." Mais il le dit, comme un devin, d’une façon un peu énigmatique ; car "Connais-toi toi-même" et "Sois sage", c’est la même chose, au dire de l’inscription et au mien. Mais on peut s’y tromper : c’est le cas, je crois de ceux, qui ont fait graver les inscriptions postérieures : "Rien de trop" et "Cautionner, c’est se ruiner." Ils ont pris le "Connais-toi toi-même" pour un conseil et non pour le salut du dieu aux arrivants, puis, voulant offrir eux-mêmes des conseils non moins salutaires, ils les ont consacrés dans ces inscriptions. Pour quelle raison je te dis tout cela, Socrate, le voici. Tout ce qui a été dit précédemment, je te l’abandonne. Peut-être était-ce toi qui as vu le plus juste, peut-être était-ce moi ; en tout cas nous n’avons rien dit de bien clair. Mais à présent, je suis prêt à m’expliquer avec toi, si tu n’admets pas qu’être sage, c’est se connaître soi-même.
XIII. SOCRATE. – Eh mais ! Critias, tu me parles comme si je prétendais connaître les choses sur lesquelles je pose des questions et comme s’il ne tenait qu’à moi d’être de ton avis. Il n’en est rien : j’examine avec toi les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent, parce que je n’en connais pas la solution. Quand je les aurai examinés, je te dirai volontiers si je suis d’accord avec toi ou non, mais attends que j’aie terminé mon enquête.
CRITIAS. – Commence-la donc, dit-il.
SOCRATE. – Je commence, dis-je. Si la sagesse consiste à connaître quelque chose, nul doute qu’elle ne soit une science, la science de quelque chose, n’est-ce pas ?
CRITIAS. – C’est, dit-il, la science de soi-même.
SOCRATE. – Et la médecine, repris-je, est la science de la santé ?
CRITIAS. – Oui.
SOCRATE. – Et maintenant, dis-je, si tu demandais : la médecine, qui est la science de la santé, à quoi sert-elle et que produit-elle ? Je te répondrais qu’elle n’est pas de mince utilité, puisqu’elle produit la santé, ce qui est un beau résultat. M’accordes-tu cela ?
CRITIAS. – Je te l’accorde.
SOCRATE. – Et si à propos de l’architecture, qui est la science de bâtir, tu me demandais quelle œuvre je prétends qu’elle produit, je te répondrais : des maisons, et de même pour les autres arts. À ton tour maintenant de t’expliquer sur la sagesse. Puisque tu affirmes qu’elle est la science de soi-même, tu dois pouvoir répondre à cette question, Critias : qu’est-ce que la sagesse, science de soi-même, produit pour nous de beau et de digne de son nom ? Allons, parle.
CRITIAS. – Tu conduis mal ton enquête, Socrate. Cette science est par nature bien différente des autres, qui elles-mêmes ne se ressemblent pas entre elles, et tu raisonnes comme si elles se ressemblaient. Dis- moi, par exemple, poursuivit-il, si le calcul et la géométrie produisent quelque œuvre du même genre que les maisons bâties par l’architecture ou les habits produits par le tissage ou beaucoup d’autres produits de beaucoup d’arts qu’on pourrait citer. Peux-tu, toi, montrer de tels produits de ces deux sciences ? Mais non, tu ne le peux pas.
SOCRATE. – Tu as raison ; mais il y a une chose que je puis te montrer : c’est l’objet particulier de chacune de ces sciences, lequel est distinct de la science elle-même. Ainsi le calcul a pour objet le pair et l’impair, la qualité numérique qui leur est propre et les rapports qu’ils ont entre eux. N’est-ce pas vrai ?
CRITIAS. – Très vrai, dit-il.
SOCRATE. – Et tu accordes que le pair et l’impair sont différents de la science même du calcul ?
CRITIAS. – Sans doute.
SOCRATE. – Et de même la statique est la science du plus lourd et du plus léger, et le lourd et le léger sont différents de la statique même. L’accordes-tu ?
CRITIAS. – Oui.
SOCRATE. – Dis-moi donc aussi quel est l’objet dont la sagesse est la science et qui diffère de la sagesse elle- même.
XIV. CRITIAS. – T’y voilà, Socrate ; tu es tombé dans ta recherche sur le point capital, sur la différence de la sagesse par rapport aux autres sciences, tandis que tu t’obstines à chercher une ressemblance de la sagesse aux autres sciences. Cette ressemblance n’existe pas : toutes les autres sciences sont des sciences de quelque autre chose qu’elles-mêmes, au lieu que la sagesse est la science des autres sciences et d’elle-même en même temps. Tu ne l’ignores pas, tant s’en faut ; mais en réalité tu fais, je crois, ce dont tu te défendais tout à l’heure : tu ne cherches qu’à me réfuter, sans te préoccuper de l’objet de la discussion.
SOCRATE. – Quelle idée te fais-tu là ? m’écriai-je. Tu t’imagines que, si je mets tant d’application à te réfuter, c’est en vue d’un autre but que de m’examiner moi-même pour me rendre compte de ce que je dis, de peur de croire aveuglément que je sais une chose que je ne sais pas. Et c’est ce qu’en ce moment même je fais encore, tu peux m’en croire : si je fais cette enquête, c’est avant tout dans mon propre intérêt, et peut-être aussi dans l’intérêt de mes amis. N’est-ce pas en effet un bien qu’on peut dire commun à tout le monde de connaître clairement la nature de chaque chose ?
CRITIAS . – J’en suis persuadé, Socrate, dit-il.
PLATON, Charmide, 164d-166c, dans Œuvres complètes, tome premier, tr. Émile Chambry, Paris, Librairie Garnier Frères, 1957.
Questions :
1. Dans cet extrait, Socrate et Critias recherchent ce qu'est la sagesse. Dans le premier paragraphe, Critias commente l'inscription portée au fronton du temple de Delphes, avec laquelle il dit être d'accord. Comment argumente-t-il en faveur de la vérité de cette inscription ?
2. Faisant référence à leurs échanges antérieurs, Critias affirme ceci : "Peut-être était-ce toi qui as vu le plus juste, peut-être était-ce moi ; en tout cas nous n’avons rien dit de bien clair. Mais à présent, je suis prêt à m’expliquer avec toi, si tu n’admets pas qu’être sage, c’est se connaître soi-même." En quoi sa démarche consiste-t-elle à rechercher lequel des deux a raison, plutôt qu'à rechercher la vérité ?
3. Lorsque Socrate prend la parole, c'est pour lui répondre : "[T]u me parles comme si je prétendais connaître les choses sur lesquelles je pose des questions et comme s’il ne tenait qu’à moi d’être de ton avis." En disant cela, se positionne-t-il sur le fond de ce qui est recherché dans leur échange ? Quelle interprétation fait-il du positionnement de Critias ? Par opposition, comment définit-il sa propre démarche ?
4. En quoi le débat, qui oppose des thèses qui seraient autant d'"avis" sur la question, est-il agonistique (conflictuel) ? Pourquoi le dialogue, à l'opposé, est-il une recherche commune ?
5. Socrate conclut alors : "Quand je les aurai examinés, je te dirai volontiers si je suis d’accord avec toi ou non, mais attends que j’aie terminé mon enquête." Si, au terme de l'examen dialectique, la conclusion à laquelle il arrive rejoint la thèse de Critias, leur "accord" sera-t-il de même nature que lorsque deux opinions se rejoignent ? Justifiez votre réponse.
6. S'ensuit un échange, durant lequel Socrate examine le rapport entre diverses sciences et leur objet, pour éclairer ce que pourrait être l'objet de la sagesse. Durant cet échange, Critias acquiesce aux différentes étapes de l'enquête de Socrate, pour repérer finalement une contradiction. Il lui dit alors : "[T]u ne cherches qu’à me réfuter, sans te préoccuper de l’objet de la discussion." Selon vous, Socrate a-t-il effectivement réfuté Critias ? N'est-ce pas Critias lui-même qui, au terme de l'analyse, a repéré une contradiction dans son opinion initiale ?
7. Pourquoi, contrairement à ce qu'affirme Critias, réfuter une erreur permet-il de s'approcher de la vérité ? Quel passage de l'extrait nous permet-il de l'affirmer ?
8. Expliquez la conclusion de cet extrait : "[S]i je fais cette enquête, c’est avant tout dans mon propre intérêt, et peut-être aussi dans l’intérêt de mes amis. N’est-ce pas en effet un bien qu’on peut dire commun à tout le monde de connaître clairement la nature de chaque chose ?"
Réflexion :
1. En vous appuyant sur l'analyse de cet extrait, expliquez en quoi la recherche commune de la vérité, dans le dialogue, est autre chose qu'un simple accord entre des opinions.
2. Pourquoi peut-on dire de la recherche de la vérité qu'elle a une vertu pacificatrice ? Comment expliquer, alors, que les interlocuteurs de Socrate ne le mesurent pas toujours, voyant en lui un simple contradicteur ?
3. En quoi "croire aveuglément que je sais une chose que je ne sais pas" nous éloigne-t-il de la vérité ? Est-il possible d'y accéder sans d'abord renoncer à cette croyance ?
Buste de Platon en marbre, copie romaine d'un original grec du dernier quart du IVe siècle av. J.-C., auteur inconnu.
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